Auteurs : Karen De Braekeleer et Jochen Ooms (KPMG Law)
Arrêt du Conseil d’État du 31 mai 2023
Le Conseil d’État s’est prononcé relativement récemment sur la notion d’« intérêts essentiels de sécurité » et ses relations avec les marchés publics.[1]. Le SPF Finances a invoqué les « intérêts essentiels de sécurité du gouvernement » pour attribuer une commande de scanners via une procédure sui generis dans laquelle la loi sur les marchés publics n’a pas été (pleinement) appliquée. Un fournisseur qui n’a pas été consulté n’a pas accepté cette application de l’article 33, §2 de la loi sur les marchés publics et a demandé au Conseil d’État de suspendre la décision d’attribution en cas d’extrême urgence.
Dans ce dossier, le SPF Finances était assisté de Karen De Braekeleer, Jochen Ooms et Busra Yasar.
Dans son arrêt, le Conseil d’État a estimé, entre autres, que ne pas inviter le demandeur, que le défendeur considère comme un opérateur économique peu fiable du point de vue de la sécurité, semblait a priori une mesure appropriée pour atteindre l’objectif de de la sécurité publique. Le Conseil d’État a en outre déclaré que le requérant n’avait pas démontré que des mesures moins drastiques pouvaient être prises pour sauvegarder les intérêts essentiels de sécurité du gouvernement. Selon le Conseil, la décision d’exclure la procédure de placement de l’application de la loi sur les marchés publics et de recourir à une procédure sui generis avec seulement deux parties sélectionnées semblait raisonnablement justifiée. Le Conseil d’Etat a confirmé la méthode de travail du SPF Finances et a rejeté la demande du requérant.
Circulaire du 11 septembre 2023 relative à la réduction des risques de sécurité dans le cadre des marchés publics. – Fuites d’informations sensibles. – Espionnage
Le 25 octobre 2023, le SPF Chancellerie du Premier ministre a publié une circulaire relative à la réduction des risques de sécurité dans le cadre des marchés publics, des fuites d’informations sensibles et de l’espionnage.
Les pouvoirs adjudicateurs fédéraux doivent désormais se conformer à la Boîte à outils pour réduire les risques de sécurité dans le cadre des marchés publics, qui figure à l’annexe I, et l’utiliser comme cadre d’interprétation. Ils doivent également procéder à l’analyse rapide visée à l’annexe II pour tous les marchés publics susceptibles d’avoir un impact sur la sécurité nationale.
A titre d’exemple de situations pouvant avoir un impact sur la sécurité nationale, on cite entre autres : si les contrats gouvernementaux impliquent l’accès à des données sensibles, il existe un risque d’espionnage ou une dépendance stratégique menace de naître à l’égard de données critiques ou vitales. infrastructures à l’égard de pays tiers qui poursuivent des intérêts géopolitiques autres que notre pays.[2]
Par ailleurs, la circulaire précise qu’« aucune réserve générale à toute mesure prise par un État membre pour des raisons de sécurité publique » ne peut être déduite des dérogations prévues par le TFUE dans le cadre de la sécurité publique.[3] Les pouvoirs adjudicateurs qui invoquent les exceptions prévues à l’article 33 de la loi sur les marchés publics ne peuvent donc pas simplement ignorer toutes les règles de passation des marchés publics et procéder à l’attribution directe.[4]
Il est également fait référence à l’arrêt du Conseil d’État évoqué ci-dessus. Selon la circulaire, il apparaît que pour exclure une procédure de placement de l’application des réglementations en matière de marchés publics, des intérêts liés à l’essence même de la politique de sécurité – ou aux “éléments essentiels de la politique de sécurité” – sont en jeu. devoir venir.[5]
Notons enfin que le champ d’application de la circulaire est en principe limité aux secteurs classiques, mais rien n’empêche à notre avis que les marchés publics dans des secteurs particuliers s’appuient également sur les principes de la circulaire (le cas échéant).
Arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 7 septembre 2023
Conformément à l’arrêt du Conseil d’État et à la circulaire, la Cour de justice (ci-après également : « la Cour ») précise dans un récent arrêt du 7 septembre 2023 les conditions dans lesquelles l’article 15, paragraphe 2, peut être invoqué. et 3 de la directive 2014/24[6] et si les intérêts de sécurité de l’État membre peuvent être invoqués pour éviter d’avoir à appliquer les réglementations en matière de marchés publics.
Dans cette affaire, la République de Pologne (ci-après également : « Pologne ») était accusée d’avoir appliqué incorrectement la directive 2014/24 car elle avait exclu du champ d’application des marchés publics toute une série de contrats de production et d’impression de documents publics. réglementation et avait été attribué directement à une imprimerie affiliée au gouvernement.
En vertu de la directive 2014/24, les États membres peuvent exclure certains marchés publics des procédures de passation de marchés prévues par la réglementation si la protection de leurs intérêts essentiels de sécurité pourrait être compromise. Toutefois, cela n’est possible qu’à condition qu’aucune mesure moins restrictive ne soit disponible.[7] En conséquence, la Commission européenne a lancé une procédure d’infraction.
Selon la Commission européenne, les États membres qui invoquent les exceptions prévues à l’article 15 de la directive 2014/24 doivent prouver qu’il existe effectivement des circonstances exceptionnelles justifiant ces exceptions.[8] Selon la jurisprudence de la Cour[9] il relève de la compétence des États membres de définir leurs intérêts essentiels de sécurité et d’adopter les mesures de sécurité nécessaires à la protection de la sécurité publique en ce qui concerne l’impression des pièces d’identité et autres documents officiels[10]. Selon la Cour, exclure simplement l’ensemble des services du champ d’application de la réglementation serait aller trop loin. Ainsi, les mesures prises par les États membres dans le cadre d’exigences légitimes d’intérêt national ne sont pas totalement exclues de l’application du droit de l’Union du seul fait qu’elles servent notamment la sécurité publique ou la défense nationale. Il appartient notamment, selon la Commission européenne, à la Pologne de démontrer que les intérêts qu’elle fait valoir ne pourraient pas être suffisamment protégés dans le cadre d’un appel d’offres. Par ailleurs, selon la Commission européenne, les intérêts économiques ou industriels ne constituent pas en principe des intérêts essentiels de sécurité.[11]
Après avoir analysé l’affaire, la Cour conclut que la Pologne a effectivement manqué à ses obligations.[12] Selon la Cour, il relève de la compétence des États membres de définir leurs intérêts essentiels de sécurité.[13] Dans ce cas, il appartient plus concrètement aux autorités polonaises d’adopter les mesures de sécurité nécessaires pour protéger la sécurité nationale de la République de Pologne en ce qui concerne l’impression du type de documents comme en l’espèce.[14] Toutefois, selon la Cour, ce pouvoir ne devrait pas conduire les États membres à s’écarter (simplement) des dispositions du TFUE. Il faudrait encore évaluer si l’État membre n’aurait pas pu atteindre les objectifs avec des mesures moins strictes, par exemple en recourant à un appel à la concurrence. À cet égard, selon la Cour, la Pologne est allée trop loin.[15]
Afin de surmonter les risques, selon la Cour, la République de Pologne aurait pu, entre autres, prévoir toutes sortes de mesures pour protéger les intérêts de sécurité, comme l’introduction d’une obligation de confidentialité à l’égard des données. Le pouvoir adjudicateur était en outre libre d’imposer des exigences particulièrement élevées en matière de compétence et de fiabilité des soumissionnaires et d’établir en conséquence tant les conditions d’appel d’offres que les contrats de services, ainsi que d’exiger les preuves nécessaires de la part des candidats.[16] Dans le cas présent, cependant, cette méthode n’a pas été utilisée et tous les types de services d’impression ont simplement été retirés et attribués directement à une partie spécifique liée à la République de Pologne. Par conséquent, la Cour a constaté une violation de la directive 2014/24.
La Cour reconnaît que, dans certains cas, pour des services spécifiques, les mesures peuvent ne pas être suffisamment efficaces pour garantir la sécurité des données. Dans ce cas, une exclusion serait donc justifiée. Dans ce contexte, la Cour mentionne la production de cartes d’identité des militaires et de leurs cartes d’identité, des cartes de service des policiers, des gardes-frontières, des agents de la sécurité de l’État, des agents du service de sécurité intérieure, des agents des services de renseignement, des agents de l’armée. du service de contre-espionnage et des militaires de métier servant dans ce service, des officiers du service de renseignement militaire et des militaires de métier affectés à un poste dans ce service, ainsi que des membres de la police militaire et, d’autre part, des timbres d’accise, des timbres de légalisation, des vignettes de contrôle, des bulletins de vote, hologrammes sur les certificats de droits de vote, systèmes à microprocesseurs contenant des logiciels de gestion de documents gouvernementaux, systèmes informatiques et bases de données nécessaires à l’utilisation des documents gouvernementaux.[17]
Les arrêts discutés montrent que la protection des intérêts essentiels de sécurité peut, dans certaines circonstances, être une raison pour ne pas (pleinement) appliquer la loi sur les marchés publics.
Mais dans le même temps, il apparaît également que les juges tant nationaux qu’européens surveillent de près l’interprétation de cette notion et les conditions strictes dans lesquelles l’exception peut être invoquée. La circulaire donne des indications à ce sujet.
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[1] RvS 31 mai 2023, n° 256 645.
[2] Tour. SPF Chancellerie du Premier Ministre du 11 septembre 2023 concernant la réduction des risques de sécurité dans le cadre des marchés publics. – Fuites d’informations sensibles. – Espionnage, 1.
[3] Tour. SPF Chancellerie du Premier Ministre du 11 septembre 2023 concernant la réduction des risques de sécurité dans le cadre des marchés publics. – Fuites d’informations sensibles. – Espionnage, 29 et référence à l’arrêt de la CJUE du 20 mars 2018, n° C-187/16.
[4] Tour. SPF Chancellerie du Premier Ministre du 11 septembre 2023 concernant la réduction des risques de sécurité dans le cadre des marchés publics. – Fuites d’informations sensibles. – Espionnage, 29.
[5] Tour. SPF Chancellerie du Premier Ministre du 11 septembre 2023 concernant la réduction des risques de sécurité dans le cadre des marchés publics. – Fuites d’informations sensibles. – Espionnage, 30.
[6] Directive 2014/24/UE du 26 février 2014 relative aux marchés publics et abrogeant la directive 2004/18/CE, JO.L. 28 mars 2014.
[7] Conformément à l’article 15, paragraphes 2 et 3, de la directive 2014/24 et à l’article 346, paragraphe 1, du TFUE ; CJUE 7 septembre 2023, n° C-601/21, ECLI:EU:C:2023:629, Commission contre Pologne, considérant. 73 et 74.
[8] CJUE 7 septembre 2023, n° C-601/21, ECLI:EU:C:2023:629, Commission contre Pologne, considérant. 24.
[9] CJUE 20 mars 2018, n° C-187/16, ECLI:EU:C:2018:194, Commission contre Autriche (Staatsdrukkerij).
[10] CJUE 7 septembre 2023, n° C-601/21, ECLI:EU:C:2023:629, Commission contre Pologne, considérant. 76.
[11] CJUE 7 septembre 2023, n° C-601/21, ECLI:EU:C:2023:629, Commission contre Pologne, considérant. 25.
[12] Les obligations incombant aux États membres en vertu de l’article 1er, paragraphes 1 et 3, de l’article 15, paragraphes 2 et 3, de la directive 2014/24 et de l’article 346 TFUE ; CJUE 7 septembre 2023, n° C-601/21, ECLI:EU:C:2023:629, Commission contre Pologne, considérant. 117.
[13] Dans le cadre de l’exception prévue à l’article 15 de la directive 2014/24.
[14] Voir par analogie CJUE 20 mars 2018, n° C‑187/16, ECLI:EU:C:2018:194, Commission/Autriche (Staatsdrukkerij), considérant. 75 et CJUE 6 octobre 2003, n° C-252/01, ECLI : EU:C:2003:547, Commission/Belgique, considérant. 30.
[15] CJUE 7 septembre 2023, n° C-601/21, ECLI:EU:C:2023:629, Commission contre Pologne, considérant. 82 et suiv.
[16] CJUE 7 septembre 2023, n° C-601/21, ECLI:EU:C:2023:629, Commission contre Pologne, considérant. 92.
[17] CJUE 7 septembre 2023, n° C-601/21, ECLI:EU:C:2023:629, Commission contre Pologne, considérant. 117.
Bron : KPMG Droit