Alors que les États-Unis et l’Australie approfondissent leurs liens avec divers États d’Asie et d’Asie du Sud-Est, la question de savoir si la Nouvelle-Zélande ou le Canada devrait rejoindre l’accord de sécurité naissant de l’AUKUS devient plus urgente. Les deux États partagent déjà des relations de sécurité approfondies avec l’Australie et les États-Unis.
Il s’agit notamment du dispositif de renseignement Five Eyes (qui, comme AUKUS, inclut également le Royaume-Uni) et du Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord (NORAD). Le Canada est également membre de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et la Nouvelle-Zélande est membre de l’Accord de défense à cinq avec le Royaume-Uni. La Nouvelle-Zélande a également été un partenaire actif de l’OTAN dans divers domaines, notamment le terrorisme. Elle a fourni des forces spéciales à l’opération de l’OTAN en Afghanistan. L’Australie, membre de l’AUKUS, est le seul allié formel de la Nouvelle-Zélande en matière de défense et les deux États travaillent ensemble sur toute une série d’activités de sécurité et de défense.
Ces relations de sécurité sous-tendent un ensemble de valeurs libérales partagées et un engagement envers l’ordre international actuel, fondé sur des règles, qui a structuré les relations internationales dans la région Asie-Pacifique au cours des sept dernières décennies. Ainsi, malgré l’ombre d’une prolifération nucléaire et le potentiel d’une polarisation accrue dans la région, le Canada et la Nouvelle-Zélande devraient envisager d’adhérer au « pilier deux » de l’AUKUS.
Alors que l’essentiel de la publicité autour d’AUKUS a été centré sur la fourniture de sous-marins nucléaires à l’Australie, l’accord prévoit des accords distincts en matière de R&D, d’approvisionnement et d’information qui n’impliquent pas de technologies nucléaires. Le deuxième pilier d’AUKUS devrait couvrir huit domaines de travail, notamment l’intelligence artificielle, les technologies quantiques, les cybertechnologies, les capacités sous-marines et l’hypersonique. Les membres s’engagent à coopérer et à partager le développement et l’utilisation de ces technologies.
La participation au deuxième pilier pourrait offrir au Canada et à la Nouvelle-Zélande d’importantes possibilités de mettre à niveau un ensemble d’innovations technologiques et de bénéficier de progrès supplémentaires dans ces technologies. Cet accès et cette participation auraient à leur tour des impacts économiques bénéfiques tout en améliorant la coopération et la préparation globales en matière de défense.
Une partie du calcul pour les décideurs politiques au Canada et en Nouvelle-Zélande sera bien sûr la réponse de la Chine. Les décideurs politiques chinois ont critiqué AUKUS comme faisant partie d’un antagonisme américain et occidental de « nouvelle guerre froide » visant à contenir la Chine en approfondissant les accords de sécurité et la coopération dans la région. Ce récit oppose la présence chinoise « bénigne » croissante dans la région – fondée, selon Pékin, sur le respect de la souveraineté et la non-ingérence – avec les efforts américains visant à polariser et militariser la région. Aux yeux des dirigeants chinois, les États-Unis brandissent le spectre d’un conflit armé pour empêcher la Chine d’assumer légitimement son statut de grande puissance. La Chine soutient que ces efforts doivent être compris dans le contexte de l’héritage historique du colonialisme, de l’« ingérence » continue des États-Unis et de l’Occident dans les affaires intérieures des États de l’Asie-Pacifique et des impacts discriminatoires d’un système international injuste orienté vers l’Occident.
Le Canada et la Nouvelle-Zélande ont déjà été critiqués par la Chine pour leur alignement trop étroit sur les États-Unis et l’Australie. Il est probable que le récit liant leurs politiques en Asie-Pacifique au colonialisme occidental dans la région serait évoqué plus régulièrement par les médias chinois s’ils rejoignaient le deuxième pilier.
Les perspectives pour la Nouvelle-Zélande
La participation à AUKUS entraîne un coût potentiellement élevé pour la Nouvelle-Zélande. Petit État dépendant du commerce, la Nouvelle-Zélande a été à l’avant-garde des efforts visant à intégrer la Chine dans la communauté internationale grâce à sa participation au commerce, aux investissements et aux institutions internationales. La Nouvelle-Zélande a été le premier pays à accepter que la Chine devienne membre de l’OMC. Il a été le premier État à reconnaître la Chine comme une économie de marché (les États-Unis et la plupart des États européens ne l’ont pas fait) et le premier pays développé à conclure un accord de libre-échange global avec la Chine. La part de la Chine dans les exportations mondiales de biens de la Nouvelle-Zélande est d’environ 33 pour cent et elle bénéficie d’un accès relativement libre au marché chinois. Outre ces relations commerciales, il existe des liens culturels et personnels croissants entre les deux États.
Dans le même temps, il est important de ne pas sous-estimer l’engagement de la Nouvelle-Zélande en faveur de sa politique étrangère antinucléaire et le rôle que cette position antinucléaire joue dans sa politique étrangère « indépendante ». Être antinucléaire et avoir une politique étrangère indépendante sont devenus des aspects importants de l’identité nationale et du statut international de la Nouvelle-Zélande. Ils ont conféré à la Nouvelle-Zélande une crédibilité considérable sur toute une série de questions et de forums internationaux. Entrer dans le deuxième pilier d’AUKUS – qui a ce « souffle d’uranium », pour paraphraser l’ancien Premier ministre David Lange – pourrait être compris comme un éloignement significatif de ce moteur normatif.
Ces préoccupations ne devraient toutefois pas dissuader d’envisager de rejoindre le deuxième pilier. Premièrement, les relations de sécurité entre la Nouvelle-Zélande et les États AUKUS sont déjà bien développées, et l’exclusion du deuxième pilier nuirait probablement à la pleine efficacité de ces arrangements existants. De plus, ces arrangements existants n’ont pas empêché la Nouvelle-Zélande de jouir de ses prérogatives de politique étrangère à l’égard de la Chine et des États insulaires du Pacifique, ni de sa politique antinucléaire. Ainsi, l’idée selon laquelle le choix de la Nouvelle-Zélande est de « rester indépendante ou de rejoindre le « pilier 2 » » est une fausse dichotomie. Le statut non nucléaire de la Nouvelle-Zélande et sa politique étrangère « indépendante » sont déjà acceptés et intégrés dans ses arrangements économiques et sécuritaires actuels orientés vers l’Occident. De plus, la pratique et la perception de la Nouvelle-Zélande en matière de politique étrangère indépendante ont été inévitablement limitées, car sa sécurité nationale dépend fortement de l’Australie comme seul allié militaire.
Deuxièmement, le deuxième pilier de l’AUKUS n’ouvre pas la porte à un avenir nucléaire pour la Nouvelle-Zélande et la région. En vertu du Traité de Rarotonga, les États membres renoncer au droit aux bombes nucléaires et s’engager à empêcher les essais et le placement de dispositifs explosifs nucléaires ainsi que le déversement de déchets radioactifs dans la région. Les États membres conservent le droit de décider d’autoriser le transit nucléaire sur leur territoire. AUKUS ne viole pas ces engagements, et le deuxième pilier ne viole aucune obligation anti-prolifération nucléaire.
Les perspectives pour le Canada
Le Canada aborde la question de l’AUKUS sous un angle différent. Compte tenu de sa situation au nord des États-Unis, le Canada a la capacité d’atténuer le besoin d’une défense robuste, car sa position géographique lui permet de bénéficier des efforts américains et de décourager les menaces internationales. Cependant, avec le changement climatique qui ouvre l’océan Arctique au transport maritime et à l’exploitation des ressources, l’intérêt de la Russie et de la Chine pour l’Arctique canadien s’est accru, ajoutant des préoccupations de sécurité supplémentaires aux différends de longue date sur l’étendue du plateau continental et des voies navigables internationales.
Alors que les préoccupations en matière de sécurité augmentent pour le Canada, l’adhésion au deuxième pilier pourrait changer positivement la perception au sein de l’OTAN et aux États-Unis selon laquelle Ottawa n’investit pas suffisamment dans la défense et est devenu un partenaire de sécurité moins fiable en raison de son incapacité à déployer suffisamment de forces et de matériel. De plus, les relations économiques étroites entre les États-Unis et le Canada fournissent une infrastructure solide permettant à l’industrie et à la R&D canadiennes de bénéficier grandement du deuxième pilier.
Parallèlement, le Canada est attaché à un ordre international stable dans le Pacifique, car tout conflit a un impact direct sur les liens économiques croissants et aura tendance à impliquer le Canada compte tenu de ses liens de sécurité avec les États-Unis. Les défis actuels de l’Asie-Pacifique bénéficieraient de l’intérêt accru du Canada que signalerait la participation au deuxième pilier d’AUKUS. Pendant des décennies, le Canada s’est perçu à la fois comme un « réparateur utile » des différends internationaux et comme un « bon citoyen international ». Malgré son rôle en tant que membre de l’OTAN et du NORAD, il a joué un rôle positif dans l’établissement d’un consensus et la promotion de l’État de droit au sein des Nations Unies et d’autres organisations internationales.
Pour le Canada, l’aspect nucléaire d’AUKUS ne risque pas d’entrer en conflit avec d’autres objectifs de politique étrangère ni d’impliquer des questions d’identité nationale. Contrairement à la Nouvelle-Zélande, l’attitude du gouvernement canadien à l’égard des sous-marins nucléaires est plus nuancée. En 1987, le gouvernement canadien a annoncé son intention d’acheter une flotte de sous-marins à propulsion nucléaire. Le plan, qui aurait coûté jusqu’à 8 milliards de dollars canadiens, a été annulé en 1989 en raison du déficit gouvernemental. En 2011, le gouvernement Harper est revenu sur la question et a fait allusion à l’achat potentiel de sous-marins nucléaires pour remplacer ceux à moteur diesel, dont la réparation était devenue de plus en plus coûteuse. Les sous-marins à propulsion nucléaire ont été conçus pour fournir à la Marine royale canadienne une plus grande capacité d’opérer sous les glaces de l’Arctique.
Le facteur Chine
La question de savoir si l’adhésion au deuxième pilier d’AUKUS aurait un impact négatif sur les relations avec la Chine dépend de la perception que l’on a de l’ordre international dans la région Asie-Pacifique et de la question de savoir si le deuxième pilier d’AUKUS augmenterait la polarisation ou contribuerait à préserver l’ordre existant dans la région.
D’une part, l’intérêt accru de la Chine et des États-Unis pour la région Asie-Pacifique est lié à leur concurrence mondiale, et les États devraient sérieusement envisager des décisions de politique étrangère qui ne facilitent pas cette concurrence accrue dans la région. De plus, le Canada et la Nouvelle-Zélande doivent tenir compte des coûts économiques et diplomatiques potentiels liés à leur adhésion au deuxième pilier. La perception selon laquelle ils soutiennent la tendance actuelle à la polarisation et à la militarisation serait particulièrement préjudiciable. L’adhésion de ces deux puissances moyennes à AUKUS pourrait envoyer le signal que les efforts visant à réduire la concurrence entre les grandes puissances dans la région par les États insulaires du Pacifique et d’Asie du Sud-Est sont insuffisants et devraient être abandonnés. Un alignement sur le deuxième pilier pourrait potentiellement entraîner des coûts économiques en termes d’opportunités commerciales et d’investissement perdues, d’engagements publics en faveur de la non-prolifération et, dans le cas de la Nouvelle-Zélande, potentiellement avoir un impact sur la perception des États voisins quant à leur engagement en faveur d’un Pacifique Sud non nucléaire.
D’un autre côté, ne pas rejoindre le deuxième pilier d’AUKUS entraînerait également des coûts. Premièrement, il y aurait la perte de l’accès à la R&D et aux technologies avancées utilisées par les partenaires actuels du Canada et de la Nouvelle-Zélande en matière de sécurité. Cela aurait à son tour des conséquences diplomatiques, sécuritaires et économiques plus larges.
Peut-être plus important encore, se pose toujours la question de la réponse aux défis posés à l’ordre international libéral. Les efforts chinois pour refaire l’ordre international dans la région Asie-Pacifique et créer une sphère plus favorable aux intérêts chinois ne montrent aucun signe de ralentissement. Cette région a été témoin d’une politique étrangère de plus en plus affirmée de la Chine, comme dans la mer de Chine méridionale, et de la rhétorique de politique étrangère du « guerrier loup ». En outre, Pékin a utilisé son levier économique pour punir les États qui ne sont pas d’accord avec le discours chinois préféré en restreignant les contacts commerciaux, d’investissement et d’éducation.
Bien que dans chacune de ces circonstances subsistent des différends légitimes sur les intérêts fondamentaux de l’État et que des explications ont été proposées pour justifier de telles politiques, ces actions constituent ensemble un défi fondamental à l’ordre normatif international. Cet ordre normatif, qui soutient les institutions internationales, le libéralisme et la primauté du droit, est au cœur de la politique étrangère canadienne et néo-zélandaise depuis des décennies.
Même si les États de la région ont cherché à juste titre à éviter de choisir leur camp ou de mettre en péril leurs relations économiques avec la Chine, il est évident qu’un tel équilibre ne peut pas empêcher et n’empêchera pas l’érosion des normes internationales dans la région, comme l’Australie l’a appris après avoir demandé une enquête. Les origines du COVID-19 ont donné lieu à des années de coercition économique de la part de la Chine.
De plus, l’adhésion au deuxième pilier de l’AUKUS ne changera pas fondamentalement la vision du Canada et de la Nouvelle-Zélande aux yeux des décideurs politiques chinois. Ils restent, en raison de leur géographie, de leur politique, de leurs valeurs et de leur histoire, ancrés dans les arrangements sécuritaires et internationaux existants qui ont été remis en question par la Chine au cours des dernières décennies. En effet, compte tenu de leur engagement public en faveur d’une politique étrangère fondée sur des valeurs et des règles, le fait de ne pas adhérer au deuxième pilier pourrait entraver les efforts futurs visant à préserver la marge de manœuvre de leur politique étrangère dans une région du monde de plus en plus polarisée.